Bernard Haillant au
printemps
«L'homme en couleur est parti tout à
l'heure»... à l'heure des lilas et des cerisiers en fleurs. Évitant de
justesse l'intolérance nauséabonde qui plastronnait sur les ondes et face aux
caméras, un certain soir d'avril. À croire que Bernard Haillant et Francis
Lemarque s'étaient donné le mot pour tourner définitivement le dos à la
conspiration des nuls majuscules.
Haillant chantait La vie, l'amour,
la mort (comme Gilles Servat !) : « Ouvre-moi / ton pays de passe /
l'inconnu / je serai de ta race / la race des fous d'amour / j'ai froid / j'ai
lourd / et j'ai tant marché / laisse-moi entrer »... « Donne-moi une
île / une île amarrée aux points cardinaux de tes membres / à l'aile
doucement dénouée de ta robe / et pour mesurer le temps qu'il m'a fallu
t'attendre /flux et reflux battant au centre de tes globes »
(Donne-moi une île). Façonnier de chansons comme on n'en ferait plus chez les
marchands de sirop sonore, Bernard fait partie des inclassables, des
incassables. Écoutez-le qui engueule la vie, les femmes et lui-même : « La
vie, c'est ça la vie ? / Ce pari d'absurde carence / Ce coup de feu sur la
colombe / Ce mensonge avant le silence / (...) / La vie, qu'est-ce que la vie ?
/ (...) / C'est croire en d'utopiques temps / où l'enfant naîtrait de la femme
/ la femme naîtrait du printemps / et le printemps d'un voeu de l'âme».
Voyez-le qui ne se courbe que pour
aimer la vie, les femmes, l'enfance et l'amitié. Et le bonhomme qui marche sur
un fil en faisant des pirouettes, entre pudeur et impudeur, entre le rire et les
larmes, l'injure et la reconnaissance, s'éclaire là-haut à la tendresse. S'il
faut une lampe tempête – il en faut une –, la sienne s'alimente à l'altérité,
au respect des différences, à l'authenticité. Inclassable, je vous dis ! Et
puisqu'on a pris le temps de l'écouter ou de le lire, on ne peut que s'arrêter
à cette écriture qui se veut, avec une patience d'orpailleur, à la fois
exigeante et proche. Une écriture dont les images génératrices d'échos
portent souvent le poinçon de la trouvaille, signent à l'évidence une vie intérieure.
Comme savent te toucher, mon frère, cette voix venue du plexus, ces accents
rocailleux qui oscillent entre force et légèreté, entre violence et délicatesse,
innocence et sensualité. Bernard qui cultive à l'infini « les mots chair,
les mots sang » comme il l'affirme dans un vinyle de 1981. Qui avoue : «
j'ai mal à l'amitié / mal à vous mal à moi ».
Sans doute est-ce le même désir de
proximité, de présence humaine, qui lui fait souvent préférer les petites
salles, où le
Et puis arrive le jour où cesse le
pressage des disques noirs. Où laisser trace alors de la recherche d'un bonheur
enraciné dans un contact charnel, auquel participent tendresse, amour, amitié,
sans exclure pour autant et le doute et le sentiment de solitude ? Les mots, les
musiques, leurs orchestrations, les musiciens de Bernard passent au compact. Le
premier CD, Une oreille dans l'dos, est une compilation qui sauve des
chansons mûres, inaliénables, écrites entre 1972 et 1985. Comme Femmes,
filles (1974), Les passes sont étroites (1975), Mon étrangère
(1969-75-77), vrai poème d'amour et de sensualité, D'une mort douce (1983),
authentique chef d'oeuvre, Voilà la vie (1969), Le vieil homme (1976),
Dick le Mélanésien (1971-76), racistes s'abstenir, Eau salée
(1982), au bel érotisme sous les mots, ou L'homme qui pleure (198-83),
autre carte de visite infroissable de l'ami Haillant.
Témoin de présence également
disponible en compact, Comme en scène (en compagnie du saxophoniste
Claude Georgel), présenté entre autres, près de Beaubourg, au Théâtre du
Tourtour. Où la charge antimilitariste et antiraciste est donnée dans Ni vainqueurs
ni vaincus (avec, en bas de texte, cette mention : «Créé, tout seul, au
Printemps de Bourges, le 31 mars 1985»). Où l'humour éroticoquin est décliné
dans Clitou et Pinou. Où Les enfants battus dénoncent, sur le
ton de l'humour grinçant, la reproduction du malheur... Plus un compact que je
connais pas encore : L'homme en couleur (2) !
« Il est venu – pardonne,
Bernard, la paraphrase – le temps, voleur aux doigts de cendre, qui t'a
conduit vers l'horizon »... Aux amis qui célébraient avant-hier ton
quarantième anniversaire et, je le devine, te voient et t'entendent, je crois
pouvoir ajouter Claude Antonini, Anne Sylvestre, Marcel Azzola, Francis Chenot,
Gilbert Laffaille, Jean Vasca, Jacques Vassal... et tous ceux que je ne connais
pas. « Tendres vagues / vague à vague / épousée / Verge écume / chaudes
aygues / chaudes aygues / verge écume / chaudes aygues / et cri d'oiseau »,
chantait le poète d'Eau salée. L'heure serait-elle celle d'un printemps
venu brûler les branches où chantent les gourmands de vie, souffleurs de mots
lumière ?
Gérard CLÉRY
(1) Comme, chez nous, à la «Samaritaine»
où Haillant est venu à diverses reprises, seul ou en compagnie de Claude
Georgel.
(2) Soulignons au passage la
distraction de «Scalen Discs» qui, après dépôt de bilan, ne s'est pas
acquitté auprès de Bernard, des disques vendus. Ni auprès de Francisco
Montaner... et de combien d'autres ? Perte de mémoire comptable ?
Discographie
– En vinyle : Bernard Haillant
(1972), Les riches heures du temps qui passe (1974), Petite sœur des
îles (1976), Ballade d'un arlequin (1979), Des mots chair; des
mots sang (1981, grand prix de l'Académie Charles Cros), Du vent, des
larmes et autres berceuses (1984), Au 24 septembre (1985) et le «
cri-poème symphonique » Remonter la rivière (1987).
–
En compact : Une oreille dans l'dos (1995), Comme en scène (1996)
et L'homme en couleur (2001).
une autre chanson n°
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