Mon vrai métier, c'est de vivre !

 

Vous pouvez aimer les chansons de Bernard Haillant sur disque; vous pouvez même apprécier le fait que Des mots chair, des mots sang, à mon sens son plus beau à ce jour, ait été primé par l'Académie Charles Cros (cf. PM 17). Mais vous ne connaîtrez pleinement Bernard Haillant qu'après l'avoir vu en spectacle.

Car Bernard, en plus d'écrire (avec quelle plume !) et de chanter (avec quelle voix et quel registre !), est une sorte de magicien, d'une espèce en voie de disparition

Il peut vous faire rire ou pleurer en l'espace d'un instant, son coeur d'enfant et son âme vagabonde peuvent vous faire voyager en toute innocence pendant plus d'une heure. Bernard ose vous montrer ce que vous avez caché au fond de vous en tendresse, en fragilité, en générosité, en colère aussi parfois, mais n'osez pas montrer vous-même, pas même (surtout pas !) à votre meilleur(e) ami(e). Je m'émerveille et nous en redemandons.

Né a Nancy, Bernard a fait partie du groupe Crëche, en gros de 69 a 74, avec Mannick, Jo Akepsimas, Jean Humenry et Gaëtan de Courrèges. Une sorte de groupe informel, plein d'expériences de chanteurs/comédiens et un tas de souvenirs. Mais parallèlement, il commence à s'occuper, comme chacun des autres, d'une "carrière" personnelle. Cinq 33 tours  l'émailleront, tous chez SM. Bernard travaille aussi la musique, la composition, la guitare et les arrangements, et prête son concours au deuxième 33 tours solo de son amie, et "collègue" chez SM, Angélique lonatos. Bernard rêve, voyage : après la Nouvelle-Calédonie, Tahiti, les rues de sa tète et de son cœur croi­sent les nôtres. Embarquons et partons à la rencontre de son monde délicat et vigoureux à la fois.

Jacques Vassal

- Pour commencer, je vais t'en poser une vachement à la mode en ce moment : ton Nancy à toi, c'était comment ?

- Mon Nancy a moi, c'était mon quartier. J'y ai vécu de très bonnes années : chorales, scouts, camps. Il y avait une bonne ambiance dans un quartier où, pendant un bout de temps, des gens différents ont vécu ensemble sans se taper sur la gueule. Mon père était employé au chemin de fer, mais il faisait beaucoup de syndicalisme (CFTC à l'époque, la future CFDT). Lui, il venait d'un petit patelin de Lorraine, et ma mère, de Champigneulles. Je dirais que je suis d'ori­gine paysanne, bien que j'aie toujours habité en ville. Mon père peignait, dans ses loisirs (par formation, il faisait de la serrurerie), il chantait également, bien, ma mère aussi. J'ai trois sœurs (elles figurent dans une de mes chansons : "Geneviève, Anne-Marie et Marie­Thérèse"). Autant j'étais très bien chez moi, autant je partais souvent de la maison. On me laissait faire ce que je voulais.

- De la musique, par exemple ?

- J'ai commence à apprendre la musique en jouant du pipeau (rires), ça fait con, mais... c'est vrai, et puis c'est beau, un instrument qui se joue avec le souffle. J'ai commencé à écrire des chansons vers 15-16 ans; je crois qu'assez vite j'ai aimé écrire : dès les études secondaires, ça merdait complètement, sauf le français, là ça allait tout seul. A l'époque, j'ai dû dire que je voudrais être "poète", ou "juge pour enfants", ou "avocat". J'ai fait éducateur pendant un bout de temps. Peut-être parce que c'est une manière de se tourner vers les autres. avec un côté "social", une impression de faire quelque chose pour les autres. Alors que, faire de la chanson, c'est très difficile de soutenir qu'on le fait par dévouement pour les autres...

-Tu veux dire que ça a un côté égoïste ?

- Ah ben oui, j'espère ! Enfin, ce n'est pas le mot que j'emploierais, mais il faut qu'il y ait un plaisir, un besoin. Dans la peinture, ce qui est emmerdant, c'est qu'il n'y a pas ce réinvestissement devant le public : on voit la peinture en dehors du peintre, mais on voit difficilement la chanson en dehors du chanteur. Ça fait davantage partie d'une personne : on est difficile avec les chanteurs, on leur pose beaucoup de questions. C'est peut-être à cause des mots.

- Les mots, on dirait que tu éprouves à leur égard un sentiment à la fois d'attirance et de répulsion ?

- Le problème des mots, c'est comme le problème de la chanson, c'est-à-dire que finale­ment je n'en ai rien à foutre de la chanson en tant que telle, ou de la musique. Ce ne sont que des moyens. On en fait ce qu'on veut, on y est sensible ou pas. De même, je n'ai pas le culte du beau langage.

-Malgré tout, l'écriture est un travail

- Le problème, c'est de faire jaillir des cho­ses, de faire que ça sonne au plus près de ce qu'on veut dire. Et plus ça va, moins j'estime avoir de technique. Maintenant, je n'écris que quand j'ai vraiment quelque chose à dire, alors j'écris peu. Quand je dis "des mots chair, des mots sang" c'est ça que je veux dire , il faut que ce soit un morceau de chair, bien enraciné.

-"L'homme qui pleure", c'est récent comme texte ?

-Oui, ça date d'il y a quelques mois. La gestation était largement faite mais, s'il n'y avait pas eu l'occasion créée en l'occurrence par mon passage à Ia Tanière, ça serait peut-être sorti plus tard. Si tu parles de le reproduire, je voudrais dire que je suis toujours très gêné par la reproduction des textes de chansons, parce que ça risque de se retourner contre eux, parce qu'ils sont faits pour aller avec une musique et avec une voix.

-Chez toi, on a l'impression que les émotions sont exacerbées, qu'il y a un rapport entre l'auteur et l'interprète à cet égard.

-C'est récent : il y a quelques années, je vou­lais au contraire être en retrait de cela. Aujourd'hui, ça a changé : le problème, c'est que je le fais pour moi, mais comme je m'adresse aux autres, il faut leur livrer, leur offrir le plus possible de ce qu'on est. On parle souvent avec des justifications : sur "L'homme qui pleure", j'aurais pu dire : "au fond, les féministes avaient raison, les hommes ne sont que...", mais ça ne m'intéresse pas. Il faut que ce soit la vie qui parle : c'est au niveau des émotions que ça se passe, sans quoi il n'y a pas vraiment spectacle.

- Mais serait-ce bien grave ?

- Disons qu'il n'y a pas vraiment "rencontre". Mais je veux aussi dire que je n'ai pas peur du mot "spectacle". Ce n'est pas le "show", mais tout le monde sait bien que c'est quelque chose de préparé, et qu'il y a pourtant tou­jours des imperfections, des incidents possi­bles, quelque chose qui va merder, quel­qu'un qui ne t'écoute pas, une corde qui casse. Alors, le métier, c'est comme ça que je le vois : pour être libre de se donner au maximum, il faut passer beaucoup de temps à le préparer, arriver très en avance sur les lieux. C'est la même chose quand on fait une fête chez soi pour des invités, pour qu'il se sen­tent bien, ne soient pas inquiets, on se fait beau, on se met en état, on prépare la table...

-Je pense aux spectacles comme à des moments de nos vies que nous passons ensemble. II y a une image que je trouve fort belle, c'est celle de la traversée en bateau qu'emploie Gilles Vigneault : il se compare à un capitaine, pas par goût du pouvoir (!) mais par sens des responsabi­lités : c'est à lui qu'on nous confie pour ce passage.

- Le spectacle a "marché" si les cordes des gens ont été en vibration. Mais le vrai travail, il n'est pas pendant le spectacle, il est avant, parce que je me suis assuré que le bateau est en bon état, j'en suis responsable. On prend un gros risque : parfois, j'ai à la fois terriblement envie et terriblement pas envie. Donc, on mène les gens en bateau (rires). D'ailleurs, avec le Crëche, à une époque, on avait un spectacle où l'on menait, justement, les gens en bateau. On le faisait couler, et a la fin on faisait même évacuer les gens !

- L'amour de l'homme et de la femme, et l'enfance, sont des thèmes très liés chez toi.

- C'est vrai, mais il faudrait ajouter un thème, que je ne dissocie pas non plus, et dont je parle tout le temps, c'est la mort. Je suis de la balance et je n'arrive pas tellement au fond à démêler les choses. Je n'en ai pas tellement envie, d'ailleurs. Parce que la mort fait partie de la vie, et que c'est quelque chose de char­nel comme l'amour. On n'a qu'un instrument disponible dans nos vies pour essayer de tout comprendre, c'est notre corps.

- Tu as le sens du décalage entre les âges ?

- Non, pas tellement. C'est plutôt une question d'individus qui peut créer un décalage. Mais le décalage d'âge, on le ressent plus au niveau des groupes qu'à celui des personnes : par exemple, quand tu fais une animation dans une école.

- Y a-t-il un rapport entre ta vision de "la mort qui fait partie de la vie" et tes voyages en Nouvelle-Calédonie ou â Tahiti ? On dit que certains peuples non occidentaux n'ont ni peur ni honte de la mort.

- Au début de mes séjours, j'ai été très dérouté, après un mois à Tahiti, parce que les gens parlent le français et alors tu crois que tu n'as pas de problèmes de communication avec eux. Au bout d'un moment, on s'aperçoit que les mots français qu'ils emploient n'ont pas du tout le même poids affectif qu'ils ont pour nous. D'autre part, une île c'est petit, et, quand quelqu'un arrive, il naît avec toi; quand il s'en va, il meurt un peu. Alors, d'une certaine façon, la mort, ils la vivent quotidienne­ment : "adieu", en tahitien, ça se dit "tu pars, et moi je reste". Récemment, j'ai fait une chanson intitulée "Une mort douce". Mon père est mort il n'y a pas tellement longtemps et c'est une mort qui s'est passée, si j'ose dire, bien ; c'est-à-dire, on pense après coup que c'était comme ça qu'il devait partir ; en plus, ça a été une occasion de rapproche­ment ou de réunion pour des gens qui ne s'étaient pas vus depuis longtemps. J'ai chanté "Le vieil homme" pendant la messe d'enterrement. Au dernier moment avant, j'avais un trac pas possible, mais en même temps je me disais "il n'y a pas de raison'. Ça fait vraiment partie de la vie, la chanson, tou­tes ces choses â travers lesquelles on se sent exister.

- Quand tu énumères tes amis dans "Ohé de la mappemonde", c'est pour montrer ton côté "citoyen du monde" ou pour autre chose ?

-On fait des chansons, et puis on dit toujours ce qui merde, dans le monde; mais en même temps, si je suis heureux, si je ne suis pas mécontent, personnellement, de la vie, qu'est-ce qui fait que je suis heureux et malheureux à la fois ? C'est parce qu'il s'est tissé un réseau d'amitiés dans le monde. Et au début où je chantais cette "Ronde des amitiés", j'ai eu peur de faire chier les gens avec ça. Et puis en fait, je me suis dit : "Non, pourquoi ne pas mettre les vrais noms de mes amis... au risque d'en oublier ?" Une autre chose aussi, c'est que je n'ai pas envie de parler de ce que je ne connais pas, et j'ai envie de m'impliquer dans ce que je dis... mais ça m'emmerde de dire ça, parce qu'après les gens pourraient se dire que c'est vachement prémédité. Alors qu'en fait, on médite tout le temps.

-Tu emploies beaucoup d'accessoires de scène (portemanteau, ballons) et, serais­-je tenté de dire, sans que ce soit péjoratif, de gadgets musicaux : minicassette, clo­ches, sanza, etc. Est-ce par un reste d'en­fance, ou est-ce une simple technique ?

-Ce n'est pas une technique, mais par exemple les boîtes à musique, on m'en a offert une récemment et, depuis, j'en ai plein d'autres a la maison. La sanza, je n'ai rien pré­médité avec. Du temps du Crëche, aussi, on avait expérimenté un tas de trucs comme ça. Et puis un jour, je me suis dit : "je suis bien con de ne pas l'utiliser pour mon propre spectacle". Ça peut réveiller, révéler, et aussi rappeler que c'est du spectacle, qu'on est là pour s'amuser, même si je m'implique dedans. En somme, c'est à la fois et très sérieux et pas très sérieux. Ça rappelle que je pourrais faire autre chose. Mon vrai métier, c'est de vivre. La Chanson et tout ce qui tourne autour, c'est un des moyens qui me sont donnés pour accomplir ça. Avoir une femme, des mômes, des amis, c'est certainement plus important; la chanson n'en est que l'émanation.

- Ai-je oublié quelque chose qui te tiendrait particulièrement à coeur ?

- Je ne sais pas... certainement ! (rires)

Propos recueillis par Jacques VASSAL

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